«Rien n'est plus facile que de dénoncer un malfaiteur; rien n'est plus difficile que de le comprendre» ---Fédor Dostoïevski

lundi 23 février 2009

Afghanistan, Etats-Unis et Russie: au Coeur des Jeux de Puissances

Les récents événements qui auront opposé (indirectement) Moscou et Washington à propos de la base américaine de Manas, au Kirghizistan, n'auront échappé à personne. Ils s'inscrivent de façon nette dans le jeu de puissance et d'influence qui oppose Russes et Américains dans la région. Un jeu de puissance, mais également un jeu de Puissances (au pluriel) puisqu'il oppose les Etats-Unis - hégémon global - et la Russie - puissance réémergente mais surtout puissance régionale.

Pour rappel, le Kremlin a fait pression sur le Kirghizistan pour que celui-ci ferme la base américain de Manas (pour laquelle Washington payait pourtant grassement en dollars américains bien nécessaires à l'économie kirghize), point de ravitaillement essentiel pour les troupes de l'OTAN en Afghanistan. En échange, Moscou a offert un package financier (constitué d'argent cash, de prêts à taux réduit et d'annulation de dette) d'une valeur de plus de 2 milliards de dollars. Dans un récent article, Clarisse revient notamment sur les événements ayant mené à la fermeture de Manas et aux inquiétudes américaines subséquentes.

Pourtant, alors que la Russie a tout fait pour fermer Manas, elle a simultanément réaffirmé son soutien à la mission de l'OTAN en Afghanistan et offert aux Etats-Unis d'autoriser les convois ne transportant pas d'armes de passer par la Russie. En effet, la Russie n'a aucun intérêt à voir la situation se détériorer en Afghanistan et dans la région (si c'est encore possible, dirait quelqu'un de sarcastique un lundi matin...). Il y a quelques jours à peine, Moscou "fêtait" tristement les 20 ans de son retrait d'Afghanistan. Aujourd'hui, ils se demandent si les Américains ont tiré une quelconque leçon de cette expérience russe désastreuse. De manière plus importante, la Russie ne souhaite pas voir se prolonger l'instabilité aux confins de sa zone d'influence, de voir s'établir un "terroristan" (pour reprendre l'expression mentionnée par Olivier Kempf) dans lequel seraient entraînés les jihadistes qui déstabiliseraient ensuite la Russie et l'Asie Centrale. En outre, Moscou entend mettre un terme au trafic d'opium afghan (qui représente presque l'entièreté de la production mondiale) qui arrive ensuite sur les marchés russes sous forme d'héroïne et tue chaque année des dizaines de milliers de jeunes Russes, qui manquent pourtant cruellement pour relancer l'économie à la peine (et cela déjà bien avant la crise).

La Russie soutient donc les Américains tout en s'y opposant. Hypocrisie? Oui et non. Certes, le sarcastique du lundi matin y verrait un jeu hypocrite de Moscou. Mais l'analyste géopolitique y verra un jeu complexe où se mêlent des intérêts sécuritaires divergeants. Il ne faut pas non plus y voir une nouvelle Guerre Froide entre le Kremlin et la Maison Blanche, comme l'explique ici Olivier Kempf. Si Moscou souhaite réellement la stabilité en Afghanistan (et préfère sans aucun doute le régime pro-Américain de Karzaï à un régime Taliban), cela ne l'empêche pas de vouloir réaffirmer sa puissance régionale en "reconquérant" sa sphère d'influence.

Les Russes ont des ambitions régionales. Ils aimeraient créer un bloc de coopération militaire pour contrer l'influence grandissante de l'OTAN et de l'UE (on a vu par exemple l'UE beaucoupe plus active que l'OTAN dans la crise géorgienne) en Asie Centrale et dans le Caucase, une zone de libre-échange, une zone monétaire (reposant sur un rouble russe pourtant fragile), etc. La réémergence russe, du moins vue de Moscou, ne peut passer que par l'assurance d'une zone d'influence pro-russe. C'est-à-dire une zone dans laquelle la Russie bénéficiera de marchés d'import et d'export avantageux. Une fois l'économie relancée, il faudra aussi moderniser l'outil militaire obsolète malgré toutes les démonstrations de force russes. Il s'agit donc d'une vision à relativement long terme, mais il y a bien un rêve russe de puissance non oublié.

Ce rêve russe passe aujourd'hui par l'Asie Centrale. Néanmoins, comme l'Europe l'a expérimenté récemment lors de la crise du gaz avec l'Ukraine, la réémergence de la Russie ne sera pas sans effet sur l'Europe. Faut-il pour autant avoir peur de l'Ours russe? Jusqu'à preuve du contraire, les Russes bénéficient davantage de la coopération avec l'Occident que de la rupture de cette coopération. C'est vrai aujourd'hui en Afghanistan, mais c'est vrai aussi sur les marchés des ressources naturelles. En effet, si l'Europe a besoin du gaz russe, les Russes ont encore plus besoin du marché de l'Europe pour acheter son gaz....c'est là le paradoxe de l'interdépendance économique actuelle. Une guerre froide ne profiterait à personne et est donc improbable (mais pas impossible revient à la charge mon ami sarcastique...). L'Europe et les Etats-Unis doivent donc apprendre à interpréter et canaliser les ambitions russes, plutôt qu'à les craindre et s'y opposer à tout prix.

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