«Rien n'est plus facile que de dénoncer un malfaiteur; rien n'est plus difficile que de le comprendre» ---Fédor Dostoïevski

jeudi 7 février 2008

Démocrates et Républicains: Deux Approches Opposées de l'Irak

Mardi soir a été une très longue nuit. A une heure du matin, j’ai fini par succomber au sommeil devant mon poste de télévision. Peu après avoir fini de couvrir les élections pour Le Soir en ligne. Malgré ce qu’en disent certains, les résultats ont permis de clarifier un peu la situation. Chez les Démocrates, il apparaît que le vainqueur ne sera sans doute pas connu avant la convention de parti, au mois d’août. En quelque sorte, on a maintenant la certitude de l’incertitude. Chez les Républicains, John McCain a confirmé son rôle de grand favori. En toute logique, il devrait emporter la nomination de son parti. Sauf si Huckabee jetait l’éponge…

Donc, théoriquement, au mois de novembre, l’élection présidentielle devrait opposer John McCain à l’un des deux candidats démocrates : Barack Obama ou Hillary Clinton. Qui sera alors le favori pour obtenir les clés de la Maison Blanche ? Selon Allan Lichtman, professeur d’histoire à l’American University (Washington DC), les Démocrates vont gagner. Sa prédiction se base sur un célèbre modèle dont il est l’auteur et qui lui a permis de prédire avec succès le résultat des présidentielles depuis plus de 20 ans. A ce sujet, voyez l’interview que j’ai eue avec le professeur Lichtman parue dans Le Soir de ce jeudi 7 février.

Sans affirmer ma préférence pour aucun candidat, je voudrais souligner rapidement les approches tout à fait opposées des candidats dans deux domaines centraux pour Le Front Asymétrique : l’Irak et la contre-insurrection.

Les deux candidats démocrates ont déclaré que, aussitôt entrés à la Maison Blanche, les troupes américaines commenceraient à quitter l’Irak. Obama promet que « toutes les brigades de combat » auront quitté l’Irak endéans 16 mois. Clinton est sur la même onde : « Il est temps de mettre un terme à cette guerre. Pas l’année prochaine, pas le mois prochain. Mais aujourd’hui ». Obama et Clinton affirment également qu’ils maintiendront un petit contingent de troupes en Irak, ou dans un pays voisin, pour combattre al-Qaïda. Les deux candidats promettent également d’engager des discussions avec tous les acteurs régionaux, y compris la Syrie et l’Iran, et de favoriser les rapprochements entre les leaders irakiens.

La stratégie des démocrates est problématique sous bien des aspects. Voici une liste – non exhaustive – des défauts de cette stratégie :

  • Les candidats se sont enfermés dans un discours d’opposition. En condamnant l’invasion « illégitime » de 2003, symbole de la présidence Bush, et en proposant un retrait immédiat, ils marquent leur différence avec l’administration actuelle. Problème : ils ne tiennent aucun compte de l’évolution de la situation sur le terrain.
  • Depuis la prise de commande du général Petraeus, la situation s’est améliorée – sans être encore idyllique – grâce à une stratégie de contre-insurrection beaucoup plus adaptée. Quitter l’Irak maintenant ruinerait les quelques succès engrangés récemment.
  • Ne nous faisons pas d’illusion. Si les Américains s’en vont, les violences ne diminueront pas. Bien au contraire.
  • Les troupes américaines ont un rôle coercif très important dans le processus de rapprochement politique.
  • Un retrait serait perçu sans aucun doute comme une nouvelle défaite militaire américaine.
  • En partant, l’Amérique n’apprendra jamais ses leçons en matière de contre-insurrection. Les progrès dans ce domaine n’ont jamais été aussi grands. Un retrait reviendrait à jeter le manuel de Petraeus à la poubelle.
  • Les Irakiens ne veulent pas que les Américains partent.
  • Etc.
John McCain a une approche tout à fait opposée aux deux candidats démocrates. Selon lui, les troupes américaines devraient rester en Irak pour « au moins encore 100 ans ». Sa stratégie est conforme à celle de Petraeus : ramener la sécurité afin de pouvoir commencer la reconstruction politique et économique du pays. Dans cet objectif, les Etats-Unis et la communauté internationale doivent « appliquer de vraies sanctions contre l’Iran et la Syrie afin de changer leur comportement ». Les problèmes de la stratégie de McCain sont les suivants :
  • En annonçant haut et fort vouloir rester 100 ans en Irak, McCain pourrait rapidement perdre le soutien de l’opinion publique et du Congrès. Et, qu’il le veuille ou non, il pourrait être forcé de rapatrier les soldats américains.
  • Il est incertain combien de temps encore les Etats-Unis peuvent maintenir leur présence en Irak. D’un point de vue économique d’abord, la guerre coûte cher. En outre, l’argent dépensé n’est pas investi dans d’autres secteurs de l’économie américaine, et donc les Américains souffrent deux fois des dépenses de la guerre. D’un point de vue militaire ensuite, il n’est pas certain que les Etats-Unis disposent du contingent nécessaire pour maintenir un front en Irak et en Afghanistan pendant plusieurs années supplémentaires. Dans un article précédent, j’ai déjà souligné que l’armée est obligée d’abaisser ses standards de recrutement pour maintenir ses quotas, au détriment de la qualité. En outre, les Etats-Unis seraient en grande difficulté s’ils devaient faire face à une nouvelle menace.
  • Refuser de négocier avec l’Iran et la Syrie s’inscrit dans la tradition de non-compromis de Bush. Or, cette stratégie a déjà démontré ses lacunes à plusieurs reprises.
  • Tant que les opérations militaires continuent, des jihadistes vont continuer à affluer en Irak. Les qualités qu’ils acquièrent au combat vont poser d’énormes problèmes à long terme. L’Irak joue sans aucun doute le même rôle de « camps d’entraînement » pour jihadistes que l’Afghanistan dans les années 1980.
  • Etc.
En conclusion, disons simplement que la route vers la paix est encore longue et semée d’embûches pour les Irakiens. Dans tous les cas de figure, le prochain Président des Etats-Unis prendra une décision qui restera dans les livres d’histoire.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

La position des Démocrates est problématique sur un autre point. Obama promet, comme feu Edwards, de garder un corps de réaction rapide en Jordanie pour intervenir en cas de regain des tensions interethniques...
Tout cela est bel et bon mais démontre si il en était besoin le décalage entre les discours électoraux et la réalité des opérations de stabilisation. Les Forces terrestres américaines réussissent maintenant car elles contrôlent mieux le milieu, notamment par une connaissance approfondie du "terrain humain". Un corps de réaction rapide court le risque de débarquer en pleine confusion, sans avoir le temps de cartographier correctement sa zone sur le plan ethnique, culturel et politique, sans avoir pris le temps de nouer des contacts. Comme Lyautey, et son maître Galliéni, le préconisait au Tonkin, à Madagascar et au Maroc, la pacification ne peut qu'être lente et se faire au contact des populations.
Un autre défaut d'Obama à mes yeux tient dans son analyse des succès de Petraeus. Ceux-ci seraient dûs à la pression que les Américains auraient fait peser sur les factions irakiennes en votant pour les Démocrates aux élections de mi-mandat, envoyant de ce fait un "message" de retrait rapide...
Je ne suis pas sur que la menace d'un quelconque retrait puisse peser sur les calculs politico-militaire des milices locales. Quant aux principales factions, elles auraient pu logiment penser qu'il était temps au contraire de répandre un bain de sang afin de gagner au mieux en prévision de ce retrait.

Pour McCain, sans doute le candidat le plus au fait de la situation en Irak, le défi est un défi narratif: arriver à persuader l'opinion qu'il peut valoir le coup de rester "100 ans au moins": c'est le principal défi.
Cordialement
Stéphane TAILLAT
PS: un lien vers une analyse de Michaël GORDON, du NYT: http://www.nytimes.com/2008/01/20/weekinreview/20gordon.html?_r=1&ref=world&oref=slogin

Europe in the World a dit…

Je suis d'accord avec la première partie de ton analyse, Stéphane. Si les expériences passées nous ont bien appris une chose, c'est qu'une insurrection ne se gagne pas via des "opérations éclair". En fait, dans leurs discours, Obama et Clinton parlent plutôt de maintenir des troupes contre al-Qaïda, et donc contre de possibles actes terroristes, plutôt que pour stopper des groupes insurrectionnels. Il y a visiblement une ignorance assez grande chez les démocrates des nuances entre ces différents termes, de la réalité en Irak et des stratégies militaires appropriées.
Le principal problème, selon moi, n'est pas de dire que les Américains partiront un jour (car, en étant réaliste, ce sera le cas un jour ou l'autre, et certainement pas dans 100 ans). Le problème, c'est qu'ils se sont enfermés dans un discours électoral, populiste dont il sera très difficile de se dégager une fois élus. A faire marche arrière, ils risqueraient la critique populaire et la sanction politique. En fait, ils ne se sont tout simplement laissés aucune marge de manoeuvre...
Quant à McCain, le défi narratif est grand, en effet. Mais cela n'est que le défi qui l'attend "à domicile". Car, en Irak, malgré d'éventuels succès militaires, l'entreprise politique et économique est loin d'être gagnée! Cela n'est pas un moindre défi!

tanguy struye a dit…

Une petite remarque concernant les "100 ans de présence en Irak de McCain". Il s'agit non pas d'une présence sous sa forme actuelle et dans les conditions actuelles mais bien d'une présence sur le modèle coréen,japonais ou allemand, supposant donc un Irak pacifié

Europe in the World a dit…

Tout à fait. Le problème étant de savoir combien de temps encore avant que l'Irak ne soit pacifié. Des mois? Des années? Rien ne permet de le dire à présent. Mais contrairement au démocrate, McCain propose effectivement une présence consécante à long terme. Maintenant, face à la 'réalité de l'action', les démocrates ou McCain auront-ils réellement un comportement différent? C'est aussi une question à laquelle il est difficile de répondre.