«Rien n'est plus facile que de dénoncer un malfaiteur; rien n'est plus difficile que de le comprendre» ---Fédor Dostoïevski

lundi 10 mars 2008

La Prochaine Génération de Terroristes

La quantité de lectures disponible sur le terrorisme est impressionnante mais, malheureusement, souvent de qualité très inégale. Le dernier livre de Marc Sageman, un ancien officier de la CIA, intitulé « Leaderless Jihad » fait sans aucun doute partie des ouvrages de qualité supérieure. Une version courte de la théorie de Sageman est accessible dans un article paru dans Foreign Policy Magazine.

Son hypothèse est simple : nous faisons face aujourd’hui à la troisième vague générationnelle d’al-Qaïda, très différente des deux précédentes. La première vague est apparue dans les années 1980 lorsque des Islamistes se rendaient en Afghanistan et au Pakistan pour lutter contre les Soviétiques. Ces jihadistes étaient généralement dans la trentaine, et issus de la classe moyenne. La deuxième vague était formée d’étudiants originaires du Moyen-Orient qui avaient émigrés en Europe et aux Etats-Unis pour étudier. Mais, suite à des difficultés d’intégration, certains ont décidé de rejoindre les camps d’entraînement d’al-Qaïda en Afghanistan dans les années 1990.

Les deux premières vagues, selon Marc Sageman, donnaient à al-Qaïda un caractère hiérarchique, centralisé et religieux. La troisième vague, au contraire, est décentralisée, dispersée et non religieuse. La nouvelle génération de terroristes serait beaucoup plus jeune. Elle serait aussi coupée des leaders d’al-Qaïda, forcés à l’isolement par la « guerre globale » contre le terrorisme. Ce que Sageman appelle les « wannabe terrorists » – ce qui pourrait être vaguement traduit par les « aspirants terroristes » – ne sont pas recrutés, mais se recrutent eux-mêmes – c’est-à-dire qu’ils prennent la décision de se lancer dans le terrorisme sans influence externe, suite à une réflexion autonome. Les ‘aspirants terroristes’ sont décentralisés, dispersés, auto-financés, auto-entraînés, n’obéissant qu’à eux-mêmes tout en étant globalement connectés. La troisième vague de terroristes est essentiellement motivée par les événements en Irak et les images qui en émanent (Abu Ghraib, Guantanamo,…).

Pour illustrer son propos, Sageman revient sur le cas de Younis Tsouli, ce jeune Marocain de 22 ans, fils de diplomate qui vivait à Londres. Dans l’intimité de sa chambre, il était l’un des cyber-terroristes les plus recherchés au monde. Il réorientait les ‘aspirants terroristes’ vers des sites jihadistes adéquats et fournissait des instructions pour fabriquer des bombes. Lorsque la police a arrêté le jeune Tsouli, elle ne se doutait pas qu’elle avait attrapé le célèbre « terroriste007 », son surnom sur internet. Ce n’est qu’en fouillant son ordinateur que les enquêteurs ont découvert tout le matériel jihadiste. Younis Tsouli avait commencé par regarder quelques films de propagande d’al-Qaïda sur internet. Petit à petit, il avait acquis une collection impressionnante de ces films et commençait à naviguer à travers les sites jihadistes et à créer ses propres sites. Rapidement, il son nom est apparu en haut de la liste des personnes recherchées par la CIA et le MI6. Un exploit dont il était très fier.

Selon Sageman, la nouvelle génération de terroristes particulièrement dangereuse parce que des jeunes individus isolés peuvent très facilement transformer leurs frustrations en actes terroristes. Cependant, tempère Sageman, la force de cette nouvelle vague est aussi sa grande faiblesse. En effet, l’intensité de cette nouvelle vague dépend de la volonté des ses membres. Or, personne ne contrôle cette volonté. Pas même al-Qaïda. Donc, à mesure que la situation en Irak s’améliore, al-Qaïda pourrait venir à disparaître.

Pour mettre fin au terrorisme, Sageman dit qu’il est impératif de traiter les terroristes comme de simples criminels, et d’arrêter de les héroïser. Il met en cause le rôle des médias dans la prolifération du terrorisme contemporain. Si le terrorisme prédate de loin l’apparition des médias, il ne fait aucun doute que les médias jouent un rôle dans la lutte contre le terrorisme. Les images d’Abu Ghraïb, par exemple, ont été un élément central pour beaucoup d’individus qui ont décidé de rejoindre le jihad. Les médias ont une part de responsabilité dans la propagation du terrorisme. Je n’ai pas de solution miracle à proposer, mais je crois que les rédactions internationales doivent davantage prendre connaissance de leur part de responsabilité.

L’analyse de Marc Sageman est très intéressante, bien que je ne la partage pas entièrement. Quelques nuances peuvent être apportées à sa thèse. Premièrement, lorsque la guerre en Irak sera terminée, autre chose prendra peut-être – sans doute ? – le relais pour motiver les jihadistes à travers le monde. Deuxièmement, l’Irak a créé une nouvelle génération de terroristes dont Sageman ne parle pas, une quatrième génération de terroristes en quelque sorte, dont l’effet à long terme est aussi préoccupant qu’incertain. La guerre en Afghanistan dans les années 1980 a eu des conséquences énormes sur le terrorisme international, des conséquences encore visibles aujourd’hui. Plus la guerre en Irak continue, plus la 'génération irakienne' pourrait avoir un impact similaire dans le futur. Troisièmement, Sageman prétend que la religion était un élément central dans les deux premières vagues, alors qu’elle n’aurait plus d’importance aujourd’hui. Je partage son avis que l’Islam n’est pas central dans l’action des terroristes aujourd’hui. Mais, à l’inverse, je pense que le rôle de l’Islam dans le passé ne doit pas être exagéré. En Algérie, par exemple, lorsque la guerre civile a débuté en 1992, un grand nombre de ceux qui ont rejoint la guérilla islamiste n’étaient pas des jihadistes, mais des jeunes sans emploi, sans perspective d’avenir (les ‘hittistes’), qui héroïsaient les maquisards. Enfin, sur la notion même de « leaderless jihad », Sageman est trop affirmatif. Bien que je sois d’accord avec l’idée d’un cyber-réseau global, le terme « leaderless » peut induire en erreur. En effet, tous les terroristes ne sont pas totalement isolés et reliés uniquement via internet. Il est préférable de concevoir le concept de « leaderless » comme un axe allant de la cellule terroriste organisée de manière hiérarchique, ayant des contacts avec d’autres cellules, jusqu’à l’individu totalement isolé, le ‘loup solitaire’.

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